Tout recommencer - Klara Rosenthal

Ce sont ses propres battements de cœur qui la réveille dans un sursaut. Haletante et en sueur, elle regarde tout autour d'elle pour comprendre qu'elle est assise sur un lit de fortune. Les doigts accrochent un matelas en mousse qui se décompose sous ses ongles et elle peine à s'habituer à cette faible luminosité, qui lui donne pourtant l'impression d'être sous des projecteurs. « Elle est réveillée ! Elle est réveillée ! » Ses tympans sont malmenés à cause de cette voix qu'elle trouve bien trop stridente et, sous la boite crânienne elle sent un mal de tête pointer. Elle veut dire à cette petite personne, qui agite les bras en continuant de rameuter tout le monde, de se taire. Rien qu'un grognement sort, sans le moindre mot audible.

Il faut moins de deux minutes pour que la tente, sous laquelle elle se trouve, se retrouve rempli de personnes étranges. Un clown flippant, une femme à barbe, des nains, un colosse, un homme avec un haut-de-forme au sourire étrange, … « Poussez-vous, laissez-lui de l'air. » Elle penche la tête et regarde le nouvel arrivant s'avancer quand les autres s'écartent sur son passage, comme une haie d'honneur. La cinquantaine, trapu. L'homme est chauve et plein de tatouage, il semble pourtant être le plus « normal » de tous. Il pousse une mèche de la jeune femme, passant sa main sur son front. « Comment ça va ? » Elle reste muette, braquant son regard sur lui. Quelque chose en elle lui somme de lui foncer dessus, de l'égorger purement et simplement avant de prendre la fuite. Une pensée qui doit se lire dans ses yeux puisque l'homme retire sa main. « Ton nom ? » Elle cligne des yeux et cherche dans sa mémoire. Rien. Le trouble est tout aussi visible que ses envies de décapitation. L'homme claque des doigts et tend la main en arrière pour qu'on vienne y déposer un dossier. « Moi, je le connais ! » Il agite le dossier sous son nez. « Les informations te concernant sont écrites là-dedans. » Il ne lui laisse pas le temps de s'en emparer que le dossier disparaît comme il est venu. « Je vais t'expliquer comment les choses fonctionnent. »

Il lui explique qu'ils l'ont trouvé en pleine forêt quelques jours plutôt, le dossier à ses côtés. Il oublie de préciser qu'il y avait aussi de l'argent qui a fini directement dans ses poches. Celui qui semble être gérant parle avec une tristesse feinte des 5 personnes qu'elle a tué à son réveil dans la forêt. Une bête, voilà de quoi il la qualifie. Il en rit même, trouvant indécent de cacher un tel être dans un corps comme le sien... On lui ferait tellement confiance avec ses grands yeux, quand elle ne devient pas incontrôlable. L'homme se reprend vite pour lui dire qu'une grosse prestation se prépare, la dernière de sa carrière et qu'elle sera parfaite dans le numéro qu'il prévoit. Pour la première fois, la femme ouvre la bouche pour protester mais il coupe cet élan, ne laissant même pas le timbre de sa voix passer ses lèvres. Le deal est simple, elle coopère le temps du passage de la fête foraine à Londres et, après il lui remet le dossier et elle sera à nouveau libre comme l'air. Quelques jours contre son identité, l'homme estime que ce n'est pas cher payé.

Pour elle, son histoire se résume à cela. Rien d'autre. Quelques flash de son réveil dans la forêt, surtout l'odeur de sang et des cris mais rien de vraiment concret. Ce dossier, elle en a besoin pour savoir qui elle est. 31 octobre. Un show à assurer et elle saura... En tout cas c'est ce qu'elle croit.



Klara est une louve pure race, née dans une meute où les naissances sont contrôlées. Ses parents avaient donc deux choix qui s'offraient à eux : quitter la meute ou abandonner cet enfant. Ils ont pris la deuxième option, se sentant incapables de quitter une meute qui les avaient vus naître. Ils ne connaissaient que cela, la peur de l'inconnu motivant leur choix. L'enfant est déposé aux portes d'une Orphelinat à Offenburg en Allemagne... En 1720. c'est le premier orphelinat d'un certain Mr Levy – maintenant connu sous le nom d'Ivanov – et le premier foyer de Klara qui se retrouve avec le nom de Rosenthal.

La jeune louve n'est peut-être pas l'enfant la plus docile. C'est une louve, elle a besoin d'espace et de découverte. Elle est joueuse aussi, cherche les failles, tente de sortir en douce, escalade tout ce qu'elle peut. Turbulente mais terriblement attachante quand elle ouvre grand les yeux pour s'excuser quand on la réprimande. Elle n'est pas méchante, Klara a seulement un trop plein d'énergie et de vie qu'elle doit laisser s'exprimer. C'est pour cette raison qu'à sa majorité humaine, elle quitte l'endroit avec une pointe de tristesse pour ce lieu qui l'a accueilli, nourri, éduqué et aimé d'une certaine manière.

Les cent premières années de son existence servent à découvrir ce qu'elle peut du monde, enchaînant les voyages. De temps en temps, elle trouve le moyen de revenir aux portes de l'orphelinat où on l'avait laissé pour prendre des nouvelles, pour donner des siennes. Des retours toujours très rapides avant de repartir vers une nouvelle destination. Mais la solitude commence à peser sur ses épaules alors elle intègre une meute dans les années 1850, en France.  L'intégration est un peu compliquée parce que Klara est incapable de supporter la moindre autorité. C'est comme si tout son corps lui demandait de tout rejeter en bloque, juste pour le principe. Si l'Alpha doit souvent la reprendre et la remettre à sa place, il se prend tout de même d'affection pour cette louve fougueuse.

Presque 50 ans à se tourner autour, comme une sorte de jeu instauré jusqu'à ce que les règles se brisent dans les draps de l'Alpha. Début d'une histoire qui sera intense et tumultueuse à cause de ce caractère toujours un peu sauvage de Klara. Disputes et réconciliations. Des fois elle le déteste sans pour autant être capable de s'en séparer. Des fois, elle dépasse les bornes sans qu'il puisse la virer non plus. Ils auraient peut-être pu trouver un équilibre un jour... Mais on ne le saura probablement jamais.

Il y a cette nuit, vers 1910, où la meute est divisée. Une partie est partie chasser sur des terres un peu plus éloignées. Et c'est durant cette période que les restants subissent une attaque. Personne n'a vraiment le temps de réagir parce que leurs assaillants savent parfaitement comment les maîtriser. Argent et aconit les accompagnent. Klara se réveille dans une cellule spécialement conçue pour les loups, l'alpha dans celle face à elle. La louve ne sait pas où elle se trouve, ni même ce qu'elle fait là.

Ce sont des années de tortures et de produits injectés à des fins qu'elle ignore. Toutes les tentatives de rébellion et d'évasion sont ponctuées par des tortures encore plus impressionnantes. Il y a peu de limite quand le corps guérit plus vite que celui d'un humain. Et, elle sent bien que son esprit fougueux, avide de liberté, commence à flancher sous cette détention dont elle ne voit pas la fin. Klara lutte pour rester celle qu'elle a toujours été. Une volonté qui prend fin en 1970.

Elle survit à une ultime injection et ce sera bien la seule de sa meute à le faire. Trois jours à hurler de douleurs sous des os qui se brisent, encore et encore. Trois jours à ressentir une faim incontrôlable de sang. L'impression de mourir, de revenir à la vie et de mourir à nouveau. Trois jours qui marquent son changement. Klara n'est plus une louve, elle est devenue ce mixte entre ce qu'elle était et ses ennemis naturels. Un peu de la louve, un peu du vampire. On s'extasie devant cette réussite qui portera le numéro 107. Patiente 107, elle n'a même plus d'identité. Ironique, pour une louve qui ne sait même pas d'où elle vient.

Il faudra 10 ans de maltraitance pour que, enfin, elle se décide à se montrer un peu plus docile. C'est là qu'on commence à l’entraîner pour qu'elle comprenne ses nouvelles capacités, pour qu'elle fasse corps avec cette nouvelle version d'elle-même. Ça n'empêche pas les scientifiques de faire des essais sur elle, pour voir ce qu'elle craint et ce qu'elle tolère. Des décennies à servir de cobaye et, en même temps, à apprendre à se maîtriser. On lui apprend tout ce qu'il faut savoir pour être un bon soldat, on lui bourre la tête d'un projet d'avenir meilleur avec la crème des agents de terrains. C'est qu'elle finit presque par y croire à ses conneries. Un tiers de sa vie passée dans ces locaux, ça a de quoi retourner le cerveau.

On la relâche en octobre 2018, en pleine forêt, après s'être assurée que toute sa mémoire a bien été effacée. Avec elle, de l'argent et un dossier qui donne son nom. Klara n'aurait pas le temps de le consulter. Personne n'avait prévu que c'est à cet endroit qu'un camp de forain s'installerait en attendant de pouvoir prendre possession de Londres pour les festivités d'Halloween.