After fight

Maintenant ou jamais

« Pourquoi tu ne me laisses pas y aller ? »

À cette heure-ci, je suppose que Raphaël a déjà dû déposer Nath à l’infirmerie, mais le Joker me garde toujours dans cette fichue salle commune où je ne peux pas m’empêcher de faire les cent pas. Le cœur battant, à mordiller l’ongle de mon pouce, je me fais les pires scénarios sur l’état de l’Oméga.

« Il n’a pas respecté le deal. Ça lui fera une bonne leçon. »

Le Bêta est serein, son ton sans la moindre expression et ça ne fait qu’augmenter mon taux d’énervement. Tout mon être, de l’humaine à la sorcière, s’insurge contre cette méthode qu’il emploie. Mon rôle de chamane est d’aider les loups, pas de les laisser souffrir pour le simple plaisir d’un dirigeant à l’autorité maladive. La dispute éclate sans prendre garde. J’accuse le Joker pour ce sort imposé dans l’arène et qui fait plus de mal que de bien. Je pointe du doigt sa façon de vouloir faire passer ses messages, dans l’humiliation et la douleur.

Il y a tant que choses que je peux accepter du moment qu’elle me concerne, j’ai plus de mal à le faire quand il est question des loups… et ça devient impossible lorsqu’il s’agit de Nath. Mon ton ne plait pas au Joker, il n’a pas de leçon à recevoir d’une simple humaine sous couvert qu’elle a des pouvoirs, encore plus quand elle n’est qu’une gamine.

Ça dégénère, les voix montent, mais tout est vite interrompu par l’arrivée de Raphaël. Sur le coup, en nous voyant nous hurler dessus, il se fige complètement dans l’encadrement de la porte, mais se reprend pour expliquer que Nath attend des soins. Je ne demande pas d’autorisation. Mes pieds m’éloignent du Joker, avec la farouche détermination d’aller m’occuper de l’Oméga. Il ne l’entend pas de cette manière et me rattrape par le bras. Personne n’écoute mes protestations. Le bêta ne se souci même pas de ma manière de me débattre comme une démente alors qu’il parle avec Raphaël pour savoir ce qu’il s’est exactement passé. Il gagne du temps dans des questions inutiles, auxquelles le Gamma répond dans une attitude gênée par ce qu’il se passe.



Des minutes. Une éternité s’est passé avant que le Joker me libère, le bras rougi et endolori d’avoir trop serré pour m’empêcher de partir. J’ignore cette douleur et déboule dans mon antre, essoufflée et le cœur en pièce en voyant Nath, quasi désarticulé sur la table d’auscultation. Bastien me regarde, ouvre la bouche souhaitant sûrement protester contre mon arrivée tardive. Pourtant, bien que l’inquiétude transpire de tous ses pores, il se retient au dernier moment. Question de hiérarchie. J’ai beau trouver tout cela débile, sur le papier, je suis bien mieux considérée que les Omégas. Ce n’est pas compliqué en même temps. Raphaël n’a pas été autorisé à me suivre pour me prêter main-forte, alors c’est à Bastien que je demande de rester pour me filer un coup de main.

Tout se fait par automatisme : du matériel préparer aux soins apportés, en passant par les plantes mixées pour des onguents. La priorité est de s’occuper de la plaie sur son ventre, elle est la blessure la plus importante. Bastien aide en maintenant Nath à qui j’aurais bien donné une sorte d’anesthésiant pour l’aider, mais c’est impossible. Je vais avoir besoin de son loup pour la suite et ce serait contre-productif de lui donner une telle chose.

La plaie est refermée et je suis couverte de sang. Pas le temps de s’arrêter, je me permets seulement un soupir en passant le dos de ma main ensanglantée sur le front pour dégager une mèche de cheveux. J’essuie négligemment mes doigts sur mes vêtements avant de demander à Bastien de partir. Il s’étonne de ma demande, mais je n’ai pas besoin de beaucoup insister pour qu’il finisse par s’exécuter. J’arrive à la phase délicate où je vais avoir besoin de la coopération du loup de Nath et vu ce qu’il vient de vivre, j’ignore la réaction qu’il peut avoir. Honnêtement, je n’ai pas envie de faire courir des risques inutiles à Bastien.


J’ai à peine posé ma main sur le bassin de Nath, dans l’espoir de remettre sa jambe en place, qu’il se redresse soudainement pour m’attraper le poignet. Il tire dessus de manière à m’approcher de son visage et, à son regard qui vire au blanc, je comprends bien vite que c’est son loup qui agit. C’était prévisible. L’idée est quand même de replacer un os qui s’est déplacé dans l’espoir d’une transformation. Le remettre en place c’est crier qu’il est hors de question que ce loup prenne le dessus. Si la main de Nath me maintient assez fermement pour me faire comprendre qu’il refuse ce que j’envisage de faire, il ne sert pas assez fort pour me faire mal.

Mes doigts de libres se posent sur la joue de l’Omega, laissant mon regard plongé dans le sien.

« Écoute-moi, je te propose un deal. Tu me laisses faire et tu aides Nath à se remettre de ses blessures. En échange, dans quinze jours, à la prochaine pleine lune, je te promets de ne pas lui donner de baies. »

Ces fameuses petites billes noires ont une particularité intéressante. Cueillis dans un ciel sans lune elles permettent de brimer un peu le loup au moment de la transformation. J’en donne aux nouveaux omégas pour que leurs mutations soient un peu moins pénibles. Je sais que cet accord ne sera pas forcément au goût de Nath qui craint ce qu’il peut faire sous forme lupine et qu’il n’a plus le contrôle de ses actions. Cependant, j’ai beau apprécier ce garçon, c’est aussi le cas de son loup. Je ne travaille pas pour l’un ou pour l’autre, ils sont un tout, même s’ils n’en ont pas encore conscience.

« Est-ce que ça te va ? »

Je ne cherche pas à me dégager, estimant que c’est à lui de le faire s’il accepte ma proposition.

Maintenant ou jamais

Mon poignet est relâché et je laisse glisser mes doigts le long de la joue de Nath pour remercier son loup dans un hochement de tête. Je m’entends vaguement m’excuser par avance pour la douleur qui va suivre, mais elle est nécessaire. Mes mains positionnées de manière stratégiques, j’inspire… aussi bien pour moi que pour lui, créant ainsi un signal avant d’exercer une pression suffisante pour replacer son os.

Toute la ferme doit être témoin de ce cri long et déchirant de Nath alors que la douleur est trop vive. Dans un réflexe, sa jambe étant remise en place, je tourne vers celui qui s’est redressé d’un coup. Mes mains encerclent son visage et je lui promets que c’est terminé. Viendra le temps de la guérison, mais en attendant, plus de membre à recoudre ou à remettre en place. J’aimerais croire que mes mots ont un impact sur l’oméga, mais si je me veux réaliste, c’est surtout la douleur qui le renvoie dans les vapes.

Je profite de ce temps pour immobiliser sa jambe afin qu’il ne se déplace rien s’il se met à gesticuler dans son sommeil. Je panse la blessure sur son ventre, vérifiant au passage que les points de suture n’ont pas sauté au moment où il s’est redressé. Tout va bien de ce côté-là. Après un examen plus précis, il y a eu d’autres blessures, plus superficielles à soigner, mais pas suffisamment importante pour réveiller le loup.
Ce n’est qu’une fois terminé que je prends conscience de mon état de fatigue. Ces soins sont éprouvants, parce qu’ils sont longs, parce qu’ils ne devraient pas avoir lieu. Ils sont compliqués autant sur le plan physique que psychologique. À ce moment-là, je pourrais très bien demander à un Gamma de venir faire de la surveillance pendant que je pars me reposer. Après tout, je ne peux plus rien pour lui avant quelques heures. Je n’arrive déjà pas à le faire avec les autres loups de la meute, ça m’en encore plus impossible avec Nath.

Je planche sur des sorts, assise sur devant mon bureau. Ça me permet de me maintenir éveillée et surtout de surveiller chacune de ses respirations pour agir à la moindre irrégularité. Je me concentre bien plus sur les bruits qu’il émet plutôt que sur les pages noircies sous mes yeux.



J’ai dû sombrer à un moment où à un autre, sans savoir déterminer quand exactement. Mon sommeil devait être léger, mes sens toujours aux aguets. Son murmure pour s’excuser je l’entends, même si je vogue encore entre le réveil et l’endormissement. Sa toux, en revanche, a le don de me faire bondir, prête à agir s’il en train de s’étouffer ou quoi que ce soit de dramatique. Je me retrouve debout, les sens en alertent à le dévisager avec inquiétude avant de comprendre que ça va bien… enfin, autant qu’il peut aller étant donné son état.

« Oh ! Attends… »

Sans réfléchir, je cours chercher un verre d’eau à l’évier qui m’a servi à retirer succinctement les traces de sang laissé par mes soins. Son sang à lui. Je ravale cette pensée pour ne pas avoir à ressentir cette vague de colère envers le bêta et ses lubies de combats illégaux et immoraux. De retour vers Nath, je lui tends le verre.

« Tu dois avoir soif, mais faut que tu te forces à boire lentement. »

Je le laisse se concentrer sur la meilleure façon pour lui d’engloutir son verre sans avoir à s’étrangler avec et profite de ce moment pour afficher un air interrogateur.

« De quoi je dois te pardonner ? Tu n’as rien fait de mal. »

En revanche, il va bien falloir que je lui parle du deal passé avec son loup et là, ça va être à moi de m’excuser.

Maintenant ou jamais

Mon bras ? Je suis le regard de Nath pour tomber sur la partie rougie par le Joker. Il faut qu’il donne plus d’explications pour que je comprenne où il veut en venir. Sans tarder, je secoue la tête négativement, étonnée qu’il puisse penser de cette façon. « Non, non. Ce n’est pas toi. » Ni son loup, d’ailleurs. C’est fou cette façon de penser, de croire qu’il peut être responsable d’une marque quand la seule personne à blâmer est le Joker. Ce que je préfère éviter de préciser, je n’ai pas envie que Nath parte en guérilla contre le bêta, encore moins à cause de moi.

Pour la seconde fois, l’oméga me remercie. Cette fois, pour les soins procurés en estimant que je lui ai sauvé la vie. Je vais finir par avoir un mal de tête à force de la secouer. « Tu t’en serais sorti, avec ou sans mon aide. » Cela aurait été plus long, plus douloureux, mais son loup lui apporte une capacité à guérir plus importante que celle des humains. En revanche, je me retrouve à gratter le haut de ma nuque, à la naissance des cheveux lorsqu’il évoque son incapacité à se souvenir de ce qu’il s’est passé cette nuit. Beaucoup trop de choses. Beaucoup qui ne vont pas lui plaire.

« Écoute… » Je lui aurai bien tout expliqué, mais mon corps se tend et ma parole meurt lorsque le bêta fait son apparition. Je tourne les yeux dans sa direction par réflexe, bien qu’il n’y ait pas besoin de le faire pour savoir qui est entré dans la pièce. Un court instant, je ferme les yeux dans une inspiration que je souhaite silencieuse. Rien de bon ne s’annonce et je sens déjà les poils de mes bras se hérisser. Mon inquiétude se confirme dans le timbre de voix du Joker. Puis la sentence tombe : à moi d’expliquer à Nath ce qu’il s’est passé durant le combat, à moi de lui trouver un châtiment.

Un gouffre s’ouvre sous mes pieds et j’ai l’impression de faire une chute libre tout en sachant que l’atterrissage sera violent. Pourquoi ne sais-je pas voler ? « Léa ? » Je me rends compte que je fixe le sol depuis de longues secondes tout en passant d’un pied à l’autre. Le bêta n’est pas la patience incarnée, il a demandé quelque chose, il attend que ce soit exécuté. Je n’ose même pas regarder Nath lorsque je décide de lui expliquer rapidement la situation. Je crois que voir sa réaction me briserait le cœur. « Tu as gagné le combat de cette nuit. » Ma phrase pourrait vouloir dire tellement de choses que, sans réfléchir, je relève la tête vers l’oméga. « Mais, il n’est pas mort. » Le bêta grogne à cette précision et fait claquer sa langue contre son palais pour m’inciter à passer à la deuxième partie de sa demande.

Un court instant je mords ma lèvre inférieure, mes poings se refermant pour enfoncer mes ongles dans ma paume. Mes pieds pivotent et c’est au Joker que je fais face avant de trouver le courage de lever les yeux pour affirmer ma décision. « Je ne vais pas décider de la sentence. C’est ta faute et du sort que tu as demandé dans l’arène. Si tu voulais que le combat soit maîtrisé, il fallait lui laisser la possibilité de rester maître de ses actions. » J’ignore pourquoi je m’attends toujours à une réaction violente de la part du Joker, parce qu’il n’en est rien. Non, il se permet de sourire de plus belle. Flippant. « Trouve-lui un châtiment digne de ce nom ou c’est moi qui en choisis un… pour vous deux. »

Maintenant ou jamais

L’irone veut que celui qui me sauve de la question à laquelle je ne veux réponse, soit également celui qui est responsable des marques sur mon bras. Ce qui me paraît être un moindre mal, c’est même dérisoire comparé à ce qui suit. Je me sens désemparée face au regard de Nath qui cherche la moindre attitude qui prouve qu’on se joue de lui. Ce que j’aurai préféré que ce soit le cas ! Il ne devait pas remporter ce combat, je suis même certaine qu’il n’en aurait pas eu envie si cela avait été le cas. Je me hais de lui annoncer cette nouvelle. Je déteste me retrouver devant cette incompréhension qu’il affiche. Tous ces sentiments devraient être dirigés vers le Joker, mais c’est moi le messager. C’est moi que je souhaite envoyer sur le bûcher.

J’ai beau m’excuse d’un regard, je sais que ce n’est pas suffisant. Ni pour Nath, ni pour le bêta. Alors, avant même que je puisse donner des pistes à Nath pour lui expliquer ce qu’il s’est passé, la sentence tombe. Elle me révolte. Jamais je ne pourrais choisir une punition contre l’oméga. Je ne saurais même pas comment m’y prendre tant les exemples donnés par cette meute me semble aberrants. Je refuse de le faire et je le fais savoir. Très mauvaise idée, parce que celui qui nous est supérieur ne compte pas en rester à un simple refus.

Le Joker s’amuse, j’en suis certaine, lorsqu’il évoque la possibilité d’une sentence pour Nath et moi. Ce sont nos réactions qu’il cherche, dans nos retranchements qu’il veut nous pousser. Il sait très bien cerner les gens et jouer de leurs attitudes pour mieux les contrôler par la suite. L’Oméga lui offre la meilleure des réactions possibles en se redressant soudainement pour dire son refus. Ma première envie est de rompre la distance entre Nath et moi pour m’assurer que ses soins n’ont pas bougé et savoir s’il va bien. Je m’arrête rapidement dans cet élan, afin de ne pas donner d’armes supplémentaires au bêta, même si c’est déjà trop tard.

J’ai envie de l’interrompre quand il explique que je suis utile à la meute. Ne fais pas ça ! C’est ce que je devrais lui hurler quand il demande le pire des châtiments pour qu’on me laisse tranquille. « Ce serait avec plaisir » glisse le Joker avant de couler son regard sur moi, accompagnant celui de Nath lorsqu’il me demande d’aller dans son sens. Je me sens acculée, tétanisée sous une décision que je ne devrais pas avoir à prendre. Quel que soit mon choix, Nath devra souffrir. C’est injuste, rien n’est sa faute.

Peut-être que ma décision est idiote et ne tient pas la route. Peut-être que je devrais choisir le moindre mal et laisser seulement un de nous deux subir les foudres du Joker, mais je ne peux pas m’y résoudre. J’ai la sensation qu’il sera plus facile de croiser mon regard si je partage cette sentence que j’aurais décidé malgré moi. Mes lèvres se pincent alors que je jette un dernier coup d’œil à Nath, m’excusant par avance, et je reviens sur le Joker. Une inspiration plus tard, je hoche la tête de façon déterminée. « Je reste sur mes positions. Il est hors de questions que je décide de son sort. »

« Et après on se demande pourquoi je ne demande jamais l’avis des autres. C’est toujours la plus mauvaise option qui est choisie, même si je ne vais pas m’en plaindre » s’amuse le bêta avant d’ouvrir la porte et siffler afin de rameuter quelques gammas. La décision étant prise, il ne va pas se contenter d’attendre sagement. « Tu peux au moins attendre qu’il soit remis de ses blessures » protesté-je lorsque deux autres loups font leur apparition. « Ce serait moins amusant ! » Sur quoi il donne l’ordre à ses acolytes de nous attraper pour nous emmener ailleurs.